Patients ou résidents « errants », enjeux entre libertés individuelles et sécurisation
Le choix des mots
Il est important en premier lieu de différencier la fugue comme mise en action de la volonté d’une personne de quitter volontairement et en pleine conscience son lieu d’hébergement habituel et l’errance qui fait suite à des comportements de personnes désorientées qui déambulent sans but précis.
En effet, les altérations des facultés cognitives lorsqu’elles abolissent le discernement, ne permettent plus de parler de fugues mais de perte de repères spatiaux lors d’une errance ou encore l’expression corporelle d’un besoin de sécurité (retrouver un lieu, une personne, un souvenir rassurant). On décrit très souvent, dans ce domaine, un comportement exploratoire qui montre un individu cheminant dans un espace lui apparaissant constamment nouveau et étranger, donnant ainsi lieu à des déplacements de découverte, sans but précis.
Il est intéressant à ce propos, de citer, dans le cas de la maladie d’Alzheimer ou apparentée, les propos de Nicole POIRIER[1] Fondatrice du modèle CARPE DIEM, Québec. Elle explique que lorsqu’une personne sort de sa Résidence, on qualifie souvent cette sortie de « fugue », « d’errance » ; si elle se lève la nuit, on parle alors de déambulation nocturne.
Ces faits signent le plus souvent notre incompréhension face à cette personne qui sort et qui marche sans savoir où elle va, au risque de se perdre dans la rue. L’incompréhension peut conduire à l’enfermement d’autant que le poids des mots engendre souvent des conséquences qui dépassent les professionnels. Plus la compréhension est difficile ou complexe, plus l’individu cherche à contrôler. Il s’agit d’une anxiété ou d’une peur légitimes de la part des proches dont la perception du danger est supérieure à celle du besoin réel du résident de pouvoir sortir. Cela amène alors les familles ou les soignants à envisager l’enfermement comme seul recours au même titre que les contentions chimiques (médicaments psychotropes).
Il n’est pas toujours facile d’identifier le niveau d’angoisse ressenti par une personne âgée, privée de son droit fondamentale de se déplacer, d’aller et de venir. Beaucoup de résidents, à travers des comportements d’agitation, voire d’agressivité, manifestent ainsi leur désapprobation face à une situation jugée inconsciemment inacceptable. Certains en arrivent à une véritable attitude d’apathie qui, rappelons-le, est le trouble du comportement le plus fréquent dans la maladie d’Alzheimer (60%). La résignation et l’abattement peuvent être des symptômes malheureusement observables dans de telles situations.
Entre responsabilité du professionnel et liberté individuelle du résident
La judiciarisation croissante de notre société accroît la conscientisation de nos responsabilités au risque de se décentrer des besoins des résidents face aux risques judiciaires potentiels.
Le contexte ainsi décrit, peut favoriser l’émergence de pratiques d’enfermement restreignant l’espace de vie à la portion congrue au-delà du risque réel encouru (Mobiqual Alzheimer 2015). Si cet espace est restreint à l’ensemble des résidents sans réflexions collectives et sans préoccupations du risque d’errance, les conséquences peuvent être dramatiques :
- Risques de maltraitance,
- Emploi des sédatifs ou des contentions de manière intempestive,
- Repli sur soi, apathie,
- Stigmatisation des personnes qui portent sur elles le signe de leur enfermement.
Ces pratiques sont dénoncées dans la presse ou encore par le contrôleur général des lieux de privation de liberté et concernent potentiellement 88% des EHPAD.
Alors comment concilier dans le quotidien du soin, liberté individuelle d’aller et venir et sécurité du résident ? Comment intégrer dans le projet d’établissement le respect de l’intégrité physique, la sécurité des personnes accompagnées et les libertés individuelles ? On retrouve du reste, la même problématique dans les établissements psychiatriques même si la tendance est inverse puisque la fermeture est davantage en lien avec le risque de fugue.
En gériatrie, depuis la Loi d’Adaptation de la Société au Vieillissement dite (ASV) en 2015[2], la liberté d’aller et de venir est l’un des droits fondamentaux que les établissements médicosociaux doivent assurer aux personnes qu’ils accompagnent. Cet accompagnement, notamment des personnes en situation de vulnérabilité (troubles cognitifs, désorientation) peut faire peser sur les professionnels une peur d’une situation de danger pour le résident, ou une crainte de mise en responsabilité en cas de manquement à la sécurité de ce dernier.
Des réflexions sur les restrictions individuelles aux propositions d’actions
Parmi bien des raisons proposées pour justifier des restrictions de libertés individuelles d’aller et de venir, retenons les contraintes architecturales (lieux et espaces inappropriés à l’accueil de personnes déambulantes), des contraintes organisationnelles (horaires proposés pour les soins ou les repas), des contraintes budgétaires (manque de moyens et de ressources pour pouvoir sortir de l’établissement)[3].
En juillet 2013, la CNIL émet des recommandations en précisant l’utilité fréquente de certains outils, mais pas au détriment du respect de la dignité de la personne concernée, et ne devant pas se substituer à l’intervention humaine. Ainsi, depuis plusieurs années, les établissements ont mis en œuvre des mesures en faveur de la « sécurité » des résidents en multipliant des dispositifs tels que les bracelets de géolocalisation, ou « anti-fugue » destinés plus spécifiquement aux personnes souffrant de maladie d’Alzheimer ou apparentée.
Face à l’absence de réglementation en la matière, et afin que les restrictions de liberté d’aller et de venir soient limitées, le Décret du 15 décembre 2016 pose des règles claires afin de tenter de concilier les besoins en sécurité du résident et le maintien de l’exercice de sa liberté individuelle d’aller et de venir. Il convient notamment de veiller à ce que la protection de la personne ne prenne pas le pas sur le respect de ses droits.
Autre marqueur intéressant, celui du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL). Dès 2013, cette institution contrôlant essentiellement les établissements pénitentiaires et les hôpitaux psychiatriques, propose d’élargir sa compétence aux EHPAD, relançant ainsi la question entre « liberté individuelle » et « sécurisation » du séjour.
En effet, il était décrit à cette époque que la multiplication des « verrous de sécurité » tels que les digicodes, les portillons réagissant à des puces placées dans les vêtements, les bracelets électroniques etc. ne devait pas pallier des manques d’effectifs. Adeline HAZAN, Magistrate et Contrôleur des Lieux de Privation de Liberté, déclarait en 2014 : « Dans notre société ou la part des personnes âgées en institution s’accroit considérablement, il importe que les pouvoirs publics prennent davantage conscience du sujet des droits fondamentaux des personnes âgées dépendantes et des atteintes qui peuvent y être portées (…) dans une exigence accrue du bien-être des personnes âgées, dont la nécessaire sauvegarde a pu faire oublier les droits »
Ainsi, les pouvoirs publics, la réglementation, les recommandations, le CGLPL[4] corroborent notre problématique et peuvent servir d’appui à une réflexion autour des propositions que nous pourrions initier pour faciliter une plus grande liberté des résidents.
Il s’agit bien d’une vision différente à entrevoir lorsque l’on considère la maladie d’Alzheimer hors contexte médical. La proposition de considérer la personne au-delà de sa maladie contribue sans doute à ne pas l’affubler davantage d’incapacités et de déficiences. La personne âgée évoluant en milieu ouvert, considérée, impliquée semblera moins malade qu’en étant enfermée dans un environnement à forte connotation sanitaire.
Pour conclure
Ainsi nous admettons le fait que beaucoup de résidents hébergés en Unités Protégées, peuvent exprimer de façon explicite ou par leurs actions leur désir de sortir d’un espace fermé et sécurisé. Notons du reste, que la sémantique utilisée dans le domaine gériatrique fait souvent l’objet de révisions. Aussi pourrait-il être temps d’adopter des termes rappelant moins l’univers pénitentiaire avec ses « Quartiers de Haute Sécurité » qui ne sont pas sans rappeler les « Unités d’Hébergement Renforcé ».
Les équipes soignantes peuvent proposer des accompagnements personnalisés à l’extérieur. Cette démarche qui consisterait à un accompagnement protecteur, dans un environnement chaleureux serait sans doute une excellente voie de développement de la qualité de la vie quotidienne. Elle consisterait à insuffler de la paix et de la sérénité chez ces personnes souvent très anxieuses afin de diminuer les comportements d’errance. Les contentions, qu’elles soient physiques, architecturales ou médicamenteuses, en EHPAD ne peuvent s’envisager qu’en dernier recours et à l’issue d’une réflexion éthique profonde. La décision d’un groupe de professionnels « d’enfermer » une personne au seul prétexte de sa sécurité doit être pesée comme un acte lourd moralement et dont les retentissements sur la personne peuvent être nombreux. À ce titre, les séances d’analyse des pratiques en EHPAD sont à encourager. Elles permettent de travailler le contre-transfert des professionnels et de déposer les difficultés.
Le GRIEPS propose au travers de ses formations, ses séminaires et ses productions, une réflexion sur cette question délicate de l’accompagnement des personnes souffrant d’une pathologie neurologique évolutive accompagnée de troubles psychologiques et comportementaux. Il propose également une approche concrète dans la relation avec les familles impactées par cette douloureuse question.